mercredi 10 août 2011

Une Nuit au Beez Kneez


(un "petit" texte pour le plaisir d'écrire autre chose que de l'amer et grinçant ...)

Il faut absolument que je vous parle d’un certain vendredi soir d’avril que je passai dans le Yukon, plus précisément à l’auberge Beez Kneez de Whitehorse. Drôle de nom d’ailleurs, pas vrai ? En anglais, l’expression signifie « le fin du fin », et s’il vous arrive d’un jour rôder par là, Nancy la tenancière vous en dira certainement ceci : « Mon mari et moi avions d’abord choisi « The Cat’s Ass », mais on a pensé que ça passerait mal dans les guides de voyage. Et puis, il faut bien avouer que la décoration en aurait souffert ! » Du menton, elle vous désignera alors les bibelots savamment disposés au salon : fauteuils rayés noir et beige, ruche porte-parapluies, pots de miel en guise de serre-livres, et ainsi de suite. Un décor sans doute un peu kitch, j’admets, mais d’une indéniable sympathie. Comme les abeilles, somme toute.

Moi, j’étais plutôt un grillon, à cavaler sans relâche de par les routes canadiennes en agitant pouce et pancartes. Ce jour-là en particulier, j’étais resté quelques heures en rade le long de la route vers Dawson City, sans rien trouver de mieux à faire que de danser dans la poussière pour passer le temps. Un seul lift de dix kilomètres depuis le matin, à six-cent bornes près on peut dire que j’étais pas rendu ! Bref, j’ai fini par en avoir marre et par mendier mon retour vers Whitehorse. Un pick-up d’indiens ivres s’est arrêté - à peine si je n’ai pas dû m’asseoir sur les genoux d’une matrone qui avait déjà fort à faire avec la main de son voisin en guise de slip - et la joyeuse bande m’a ramené en ville en beuglant sur les Village People, je vous dis que ça.

Coup de bol : la seule auberge bon marché en ville - le Beez Kneez, donc -, n’affichait pas complet. « C’est encore la morte saison, m’a dit Nancy avant même que je n’aie fini de retirer mes bottines, mais d’ici deux semaines tous les lits seront pris. » Je voyais parfaitement le tableau : des touristes par centaines pour claquer deux cent dollars l’heure avec les chiens de traineau, les croisières à bord du vieux bateau vapeur, les randonneurs équipés high-tech, gourdes en titane et guêtres thermolactyl. Très peu pour moi !

Une rapide anecdote à propos de Nancy, pour en terminer avec son portrait : je buvais un thé dans la cuisine pendant qu’elle finissait d’en nettoyer le sol, ce qui ne la dérangeait aucunement à condition que je lève les pieds le temps pour elle de passer sa serpillière. Arrive un autre gars, affamé, qui commence à se couper quelques légumes dans l’idée de se faire un bon curry. Lorsqu’il tend la main vers son sac de riz, catastrophe, cet ahuri s’en empare par le mauvais bout et résultat, tout le contenu se retrouve sur le carrelage. Hé bien, n’allez pas croire que Nancy lui a fait une scène, non, elle s’est contentée de taper l’épaule du maladroit pour lui dire de ne pas s’en faire, après quoi ils ont ramassé les grains de riz jusqu’au dernier. Voila pour Nancy. Une sacrée bonne personne, si vous voulez mon avis.

Parmi les autres occupants de l’auberge, il y avait donc ce gars au curry, Rick, qui en était même le plus ancien client. Cinq mois, je pense, et qui sait s’il n’y vit pas encore à l’heure où je vous parle ? Il prétendait être polonais de souche, mais le bruit courrait qu’il s’agissait plutôt d’un déserteur de l’armée russe venu se terrer incognito en terres canadiennes. Un gentil gars, quoi qu’il en soit, même si pas très causant. Il y avait Scarlet, une écossaise de passage à Whitehorse pour y voir les aurores boréales. Chaque soir, elle allait se poster au sommet d’une butte qui surplombait la ville et attendait, souvent jusqu’au milieu de la nuit, avant d’immanquablement revenir bredouille. L’auberge comptait aussi un couple, les français Marc et Sylvie, lesquels étaient dans tous leurs états à quelques heures d’une finale de roller derby - en gros, des filles en patins qui tournent sur un anneau en se cognant - et la tournée des bars qui suivrait. Lorsqu’ils m’ont proposé de les accompagner, j’ai décliné car ça ne me disait rien de glander dans une ambiance enfumée à payer des pintes en veux-tu en voila.

Enfin, il y avait Tyrell, qui mesurait plus de deux mètres et devait se baisser pour passer certaines portes. Lui aussi avait traversé le Canada en sautant d’une voiture à une autre, puisant pour tout repas dans un sac de dix kilos de raisins secs qui ne le quittait jamais (ce qui expliquait peut-être ses membres grêles et sa peau mate). Il était plutôt taciturne mais il me plut aussitôt, je ne saurais dire pourquoi.

Whitehorse

Après le repas, j’ai proposé une partie d’échecs à la ronde, et Tyrell, qui lui non plus ne comptait pas sortir de la soirée, s’est proposé comme adversaire. Pendant qu’il nous préparait un thé au gingembre, Tina est sortie rejoindre son poste d’observation habituel, Rick s’est collé devant la télé, et les français sont partis à leur fameux roller derby en nous souhaitant une bonne partie. Je me sentais bien, au chaud, comme à la maison. Sur l’écran, on a entendu la jeune tenniswoman Caroline Wozniacki s’avouer fan inconditionnelle de Mariah Carey. « Quelle importance si elle écoute de la merde, a commenté Rick en réponse à nos soupirs, au moins elle est mignonne ! »

D’entendre parler musique, Tyrell a fait un saut par sa chambre pour y attraper quelques disques. L’instant d’après, Explosions In The Sky jaillissait par les enceintes de la chaine hi-fi du salon, le thé coulait dans nos tasses et les blancs entamaient la partie d’échecs.

Tyrell n’était pas très doué, il faut bien le reconnaitre. Ainsi, je n’ai pas mis longtemps à m’apercevoir qu’il laissait ses pièces maitresses à découvert et en avançait d’autres sans la moindre stratégie. Dès les premiers coups, je lui fauchai même sa reine avec un pion, ce qui ne m’était évidemment jamais arrivé auparavant !

Lorsqu’il en a eu assez de la télévision, Rick est venu siroter un thé en nous regardant jouer, mais il s’est rapidement lassé et a fini par sortir pour rejoindre Tina sur sa colline. Nous en étions alors à la quatrième partie, toutes empochées par votre serviteur. Sur la stéréo s’achevait un album de God Machine, la basse y était pesante, la voix à la limite de la supplique, un parfait cocktail de puissance et de mélancolie.

Au cours de la cinquième partie, Nancy est elle aussi venue nous observer un instant. Elle nous a parlé d’anciens clients, d’histoires sordides liées à la ville, bref de plein de choses qu’il vaut généralement mieux éviter d’infliger à des joueurs d’échecs concentrés. Ce n’était pas trop grave, cependant, tant rien n’aurait pu contrarier mon cycle de victoire face à un joueur tel que Tyrell.

Avant d’entamer la huitième partie, il a lancé un cd de Seefeel et refait du thé. Il a perdu celle-là aussi, naturellement. J’étais un peu désolé pour lui, mais le laisser gagner aurait été encore plus humiliant, non ? La neuvième et la dixième me sont revenues aussi. Chaque fois que je prononçais le « mat » fatidique, je m’attendais à ce qu’il jette l’éponge - il était déjà bien passé minuit, après tout - mais non, il en voulait toujours davantage. Tant mieux, parce que la musique était bonne, ainsi que le gingembre.

Quand Marc et Sylvie sont rentrés de leur tournée des bars - plus tôt que prévu suite à une embrouille dont je ne me souviens pas très bien -, ils n’en sont pas revenus de nous trouver dans la même position qu’en début de soirée, quatre heures plus tôt. Marc a débouché une bouteille de vin qu’il a aimablement partagée avec nous, et eux aussi nous ont regardés jouer pendant quelques instants. Je craignais le pire - des commentaires ou mimiques entendues suite à un coup foireux, par exemple -, mais ni l’un ni l’autre n’a bronché, et je les ai vraiment appréciés pour ça.

Ils se sont lassés avant nous, naturellement, et sont bientôt partis se coucher, ratant ainsi le retour de Rick et Tina quelques minutes plus tard. A en voir leurs sourires gênés, c’était clair qu’ils avaient eu du bon temps sur leur colline, même en l’absence d’aurores ! Mais quoi de plus normal … Les journées semblent tellement courtes en voyage qu’on laisse souvent tomber les grandes manœuvres de séduction pour gagner du temps, en tout cas c’est ainsi que je le ressens.

Douzième partie … Tyrell a encore fait du thé et changé de disque, le premier Low cette fois. J’ai pensé qu’il comptait peut-être s’acharner jusqu’à enfin me battre, mais ça ne m’a pas trop effrayé sur le moment. Treizième, quatorzième, quinzième, inutile de vous en dire plus quant au résultat. Les White Birch fredonnaient leur spleen, puis ce fut Lush, Sophia, de quelle meilleure compagnie pouvait-on rêver ?

On ne se parlait plus guère, à ce stade. Nous avions les yeux lourds et les pièces semblaient s’affronter d’elles-mêmes. Tant et si bien que l’impensable n’a pas été loin de se produire, figurez-vous. C’était la dix-huitième partie - ou la dix-neuvième, vingtième ? - et j’avais accumulé les distractions sur celle-là : d’abord je laisse une tour à la merci du fou adverse, puis il me met en échec avec son cheval de telle manière que je suis obligé de bouger le roi et de me faire prendre ma reine dans la foulée, le coup classique. Alors voila, mon roi est acculé dans un coin, à peine défendu par deux pions et l’autre tour, c’est plutôt mal barré. Tyrell place sa reine dans la diagonale, il commence à croire que d’un instant à l’autre il pourra enfin prononcer la sentence … Sauf que non, je finis par trouver la faille et m’en sors de justesse ! Quelques coups plus tard, l’un de mes pions parvient à se glisser à l’autre bout de l’échiquier, et avec l’aide de la reine ainsi obtenue, je renverse la situation jusqu’à une nouvelle victoire.

C’est à cet instant qu’a réapparu Nancy, cette fois en robe de chambre et pantoufles. Elle en a laissé tomber la mâchoire de nous voir encore attablés, et je me suis aperçu qu’il faisait à nouveau clair dehors. Merde, j’ai pensé, ça valait bien la peine de payer pour un lit !

Dix minutes plus tard, le couple de français nous rejoignait. Après avoir rangé l’échiquier - presque à regret ! -, on a tous pris notre petit-déjeuner puis dévoré les cookies offerts par la maison. Rick et Tina n’ont eux aussi pas tardé à se lever, la journée s’annonçait splendide et ils voulaient en profiter pour savourer une longue marche le long de la Dawson River.

Pour moi aussi, c’était l’heure du départ. Tyrell et moi nous sommes serrés la pince et avons échangé nos emails pour encore pouvoir discuter musique par la suite. J’étais fatigué, bien sûr, mais heureux d’avoir vécu une nuit pareille. Que voulez-vous, il y a des amis qui le deviennent au point de ne jamais vraiment nous quitter par la suite, et Tyrell était de cette trempe. Sur la route, par exemple, je n’avais qu’à fermer les yeux pour danser avec Charlotte ou rire avec Anna, admirer les dessins de Jérémie, la grâce de Corinne. A se demander pourquoi on s’éloigne jamais de ces gens précieux, si ce n’est par crainte qu’ils ne nous quittent en premier ?

C’est de cela dont je devais absolument vous parler, rien de plus, rien de moins.

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