mercredi 7 décembre 2011

Une vieillerie qui ne me flanque pas trop la honte, pour changer

Rituel (nouvelle)

Les âmes meurtries ont ce don étrange,
parfois, de ramener les morts en ce monde le temps de les souiller davantage puis de les perdre à nouveau.

Elle, c'est Catatonie, ma nouvelle poupée humaine.

Je l'ai cueillie il n'y a pas vingt minutes sur le perchoir d’où elle et ses semblables, indolentes, dodelinaient de la tête au rythme de l'informe fond musical. Les heures menant à cette rencontre n’avaient été qu’une longue dérive d’une rue à l’autre, hagard, plus vraiment vivant ni déjà mort, disons entre deux eaux. C’est qu’avec tant de colère pour m’étourdir en permanence des tempes au cœur, comment parvenir à encore faire la distinction ? Chacun sa méthode pour refaire surface, faut croire : moi, je n’ai jusqu’à présent rien trouvé de mieux que de sortir m’acheter n'importe quoi de cher, sans réfléchir. Si je paie, c’est que je suis !

Darlène est partie comme une voleuse, un soir de février. Tout au long de l’allée traversant notre jardinet typique bungalow pour moins de trente ans à emploi précaire, il y avait ses pas imprimés dans la neige fraîche, en une piste à sens unique qui devenait boue dés le trottoir. Sa fuite avait eu beau s’amorcer depuis quelque temps déjà, je n’en cherchai pas moins un post-it ou note quelconque, un message sur le répondeur, un mot tracé au rouge à lèvres sur le miroir de la salle de bain. Mais elle n’avait laissé dans son sillage ni pourquoi, ni adieu, ni tu me manqueras. J'avais une fois de plus mal aux yeux, trop d’heures à pianoter le clavier du boulot, mais qu’y faire ? M’en faire greffer d'autres et courir le risque d’égarer les jolis sourires et battements de cils qui y flottent vaille que vaille ? Dans le doute, autant les garder.

Darlène disait que chaque larme versée était la rosée sous laquelle s’éveillerait le sourire du lendemain. A l’en croire, on ne plongeait jamais dans le désespoir que par facilité, pour éviter de devoir envisager des solutions peut-être plus pénibles encore. S’il n’y avait ses yeux vides et une bouche sans passion, les habits tristement bon marché - deux morceaux d’étoffe joints par une fermeture éclair géante qui la transforme en cosse à peine gracieuse -, Catatonie en serait le portrait fidèle. Il a suffi que je lui tende les mains pour qu’aussitôt elle me suive de la caisse enregistreuse jusqu’au parking, de là un court trajet en bon père de famille - surtout, ne pas attirer l’attention de par une conduite trop fougueuse - et nous voici au petit bois traversé par la Romance, où la version étudiante de ce qui fut jadis un couple heureux partageait naguère son repas de midi. Désormais, le sol y est jonché de canettes, bouteilles défoncées, capotes, un vieux parapluie rouge vif qui s'y meurt, échoué tel un albatros épuisé.

Catatonie ... Tu es la glace, et moi le feu. Une femme tronc dont je suis la sève. Ton visage est une banquise où coule et fond ma sueur. Tu es à moi, geôle ! Et mon sexe, ustensile fébrile de plomb brûlant, de réduire en copeaux ta carapace palpitante de mollusque hébété ! Déjà une lave de sang me coule du dos à l'estuaire des reins, comme ses ongles acérés me lacèrent. L’animal écume, au bord de l’indécision, il hoquette fiévreux, en une massue de désir brutal et aveugle ! Je la fends en deux, ma petite garce ! Le brasier s'étend avidement, ses paupières s'embrasent et ses cils, feu de broussaille, allument enfin son regard. Mes doigts, toujours plus rêches, s'enfoncent dans sa peau tiède pour à leur tour y creuser de profonds sillons sanglants, gestes répétés telle la formule magique me reliant à la Darlène d’autrefois, en une somme de quelques souvenirs flous ; Darlène qui fuit parce que je ne peux lui offrir le salut et ne me laisse d’autre choix que d’assouvir en d’autres ma soif d’elle. Je suis la mort, pour vous servir, et c'est la souffrance d'autrui qui me nourrit, leur déchéance et leurs affres qui m'abreuvent.

Catatonie brûle de tout son corps, à présent, et la poudre de sa peau coule sous la mienne, ciment de chair morte. Mélangeons nos cendres et partons en fumée au premier vent ! Vivons éternellement liés, dans la pluie et la terre de ce monde qui n'aura eu de cesse de nous vomir ! Un dernier cri comme l'âpre nectar me transperce, puis il n’y a plus que moi, haletant sous la pluie fine au bord de la Romance. Suis-je déjà vivant ou encore mort ? Quelle importance ?

Le mal aux yeux ne m'a pas quitté, si seulement je n'avais pas à ce point peur de perdre à jamais les jolis sourires et battements de cils qui y flottent vaille que vaille ...